Libre pour apprendre de Peter Gray

LibrepourapprendreCeci est l’article de présentation du livre de Peter Gray que j’avais écrit sur le blog partagé des Vendredi Intellos (ici) en 2014. Depuis, il a été traduit et publié chez Actes Sud. Découvrez-le ici.

Depuis plusieurs mois que je me promène sur le blog des VI, je me décide enfin à publier ma première contribution car je souhaite faire découvrir le travail de Peter Gray. Je dis découvrir car je n’avais jamais entendu parler de lui jusqu’à ce que je tombe sur un de ces articles dans la revue Internazionale. Comme Courrier International chez nous, cet hebdomadaire italien reprend et traduit des articles du monde entier.

Peter Gray est enseignant chercheur à Boston et dans cet article, il expliquait le rôle crucial du jeu libre dans l’apprentissage des interactions sociales par les enfants. C’est pendant le jeu libre sans l’intervention des adultes que les enfants développent toutes les compétences sociales nécessaires à leur vie d’enfant et future vie d’adulte : Négociation, régulation émotionnelle, empathie…

Il ne m’en fallait pas plus pour avoir envie de lire son livre :

Free to learn, Why Unleashing the Instinct to Play Will Make Our Children Happier, More Self-Reliant, and Better Students for Life

Titre que je traduirais par :
Libres pour apprendre, pourquoi désentraver l’instinct de jouer rendra nos enfants plus heureux, plus autonomes, et de meilleurs étudiants dans la vie

Et c’est bien un changement radical de paradigme autour de l’enfance que nous propose Peter Gray. Ce chercheur en psychologie comparative et évolutioniste du développement et de l’éducation concentre ses recherches actuelles sur les modes naturels d’apprentissage des enfants et l’importance du jeu tout au long de la vie. Je résumerais son hypothèse ainsi : les enfants viennent au monde avec un moteur interne puissant qui les pousse à s’auto-instruire. L’intervention directe des adultes (parents, enseignants…), au nom de l’éducation telle que conçue en occident et dans les sociétés modernes, est non seulement inutile mais c’est une entrave à leur apprentissage et à leur développement.

Voilà une thèse qui résonne en moi, car depuis deux ans et demi que je suis maman et que je fréquente quotidiennement parents, nounous et enfants, je m’interroge sur la façon intrusive dont les adultes interviennent constamment dans les jeux des enfants et leurs activités en général.

J’ai donc dévoré ce livre et souhaitais vous présenter quelques extraits. Ce livre n’est pas à ma connaissance traduit en Français et j’ai dépassé mes peurs de l’approximation tant pour la traduction que pour le contenu car je souhaite avant tout partager ce que j’ai lu de passionnant et d’extrêmement bien documenté et étayé.

Chapitre 1 « what have we done to childhood? » ou « Qu’avons nous fait de l’enfance ? »

L’auteur commence par une anedocte. Dans les années 50, lorsqu’il avait cinq ans, il emménagea avec sa famille dans un nouveau quartier et la première chose que sa mère l’enjoignit de faire a été de faire du porte à porte afin de demander s’il n’y avait pas un enfant de son âge avec qui jouer. Ruby Lou qui deviendra sa meilleure amie était à peine plus agée que lui mais elle lui a appris tout ce qu’il avait besoin de savoir.

 « All I really need to know I learned from Ruby Lou »

Elle lui appris à faire du vélo, grimper aux arbres et même tout ce qu’il fallait savoir pour affronter la mort d’un proche. Et ce qui frappe lorsqu’il parle de sa propre enfance ou lorsqu’il cite d’autres personnes comme Hillary Clinton racontant leurs aventures dans leur bande d’enfants, c’est la privation de liberté dont souffrent les enfants d’aujourd’hui. Quel parent aujourd’hui laisserait son enfant de 5 ans faire seul le tour d’un voisinage inconnu, faire du vélo seul, partir à l’aventure ? Selon Peter Gray, cette perte de liberté et d’indépendance chez les enfants est tragique et cruelle.

 « […](Children) need freedom in order to develop ; without it they suffer…Free play is the means by which children learn to make friends, overcome their fear, solve their own problems and generally take control of their own life. It is also the primary means by which children pratice and acquire the physical and intellectual skills that are essential for success in the culture in which they are growing »

« […](Les enfants) …ont besoin de liberté pour grandir, sans ça, ils souffrent. Le jeu libre est le moyen par lequel les enfants apprennent à se faire des amis, à surmonter leurs peurs, à résoudre leur propres problèmes et de manière général à prendre le contrôle de leur vie. C’est également le principal moyen par lequel les enfants s’entrainent et acquièrent les compétences physiques et intellectuelles essentielles pour réussir dans la culture dans laquelle ils grandissent. »

S’appuyant sur des statistiques, il démontre que le temps dédié au jeu et à fortiori au jeu libre n’a cessé de diminuer ces cinq dernières décennies : augmentation du temps scolaire et des activités extra-scolaires, intervention et surveillance systématique de la part des adultes, télévision…Et en parallèle, s’appuyant sur d’autres statistiques, il démontre que sur la même période, les problèmes psychologiques chez les jeunes tels que l’anxiété et la dépression ont drastiquement augmenté.. Il explique pourquoi selon lui, ces deux phénomènes ont bien une relation de cause à effet (1) :

« One thing we know for sure about anxiety and depression is that they correlate strongly with people’s sense of control or lack of control over their own life »
« Une chose dont ont est sûr à propos de l’anxiété et la dépression, c’est qu’elles sont fortement corrélées à l’impression des gens d’avoir le contrôle ou de manquer de contrôle sur leur propre vie. »

« Free play is nature’s means of teaching children that they are not helpless. »
« Le jeux libre est le moyen dont la nature a doté les enfants afin de leur apprendre qu’ils ne sont pas impuissants. »

Chapitre 2 «  The play-filled lives of hunter-gatherer children » ou La vie pleine de jeux des enfants chasseurs-cueilleurs

Peter Gray étudie la psychologie du développement du point de vue de l’évolution. Il s’intéresse donc aux enfants dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, sociétés qui étaient la norme pendant les centaines de milliers d’années qui ont précédé l’apparition de l’agriculture il y environ 10 000 ans.

« Genetically we are all hunter-gatherer. »

« Génétiquement, nous sommes tous des chasseurs cueilleurs. »

Dans ces sociétés, les enfants passent la majeure partie de leur temps à jouer. Dès lors qu’ils atteignent l’âge de quatre ans, ils vivent en bande d’enfants de tous âges loin du regard des adultes. Ils jouent et par là-même apprennent tout ce qu’ils ont besoin de savoir : chasser, traquer des proies, construire des huttes, fabriquer et jouer d’instruments de musique. Et ils exécutent tout de leur propre chef.
Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs les valeurs dominantes sont l’autonomie (liberté individuelle), le partage et l’égalité.

« Hunter-gatherers sense of autonomy is so strong that they refrain from telling one another what to do. They even refrain from offering unsolicited advice to one another, so as to avoid the appearance of interfering with each other freedom. »
« Le sens de l’autonomie des chasseurs cueilleurs est si fort qu’ils s’abstiennent de se dire ce qu’il faut faire. Ils s’abtiennent même d’offrir des conseils qui n’ont pas été solicités, pour ne pas risquer d’interférer avec la liberté de chacun. »

Leur sens de l’égalité est tel que les enfants sont traités de la même façon. Les parents sont confiants, dans le sens qu’ils font confiance à leurs enfants.

« The central tenet of their parenting and educational philosophy seems to be that children’s instincts can be trusted, that children who are allowed to follow their own wills will learn what they need to learn and will naturally begin to contribute to the band’s economy when they have the skill and maturity to do so »
« La croyance centrale des parents sur laquelle repose leur education semble être que l’on peut avoir confiance dans l’instinct des enfants, que les enfants autorisés à suivre leurs propres désirs apprendront ce qu’ils ont à apprendre et vont naturellement commencer à contribuer à l’économie du groupe quand ils en auront les compétences et la maturité »

Les enfants ne sont pas abandonnés pour autant, les adultes répondent à leurs souhaits, les laissent participer à quasi toutes les activités, les autorisent à jouer avec les outils dangereux…Les enfants s’attroupent souvent autour des adultes pour les regarder ou les aider. Et quand ils veulent voir quelques chose ou demandent de l’aide, les adultes répondent.

Chapitre 3 « why schools are what they are : a brief history of education »  ou » Pourquoi, les écoles sont ce qu’elles sont : un peu d’histoire de l’éducation. »

Dans ce chapitre, l’auteur fait tomber la croyance selon laquelle l’école telle que nous la connaissons, où les enfants sont contraints d’apprendre, est le fruit de la logique et qu’il existe de bonnes raisons qui sous-tendent ce mode d’éducation. En fait, l’école est le fruit de l’histoire et tout commença par l’apparition de l’agriculture, et donc de la propriété individuelle et des différentes classes sociales. Les valeurs n’étaient donc plus l’autonomie et la liberté, mais les enjeux de pouvoirs ayant émergé, l’éducation contrainte est apparue. Il parle du féodalisme, de l’industrialisation, du travail des enfants et du début de la scolarisation obligatoire. Il parle aussi du rôle de la religion, en particulier du protestantisme, du capitalisme et du rôle de l’état dans la scolarisation obligatoire.

L’éclairage historique qu’il apporte est intéressant bien que limité aux sociétés anglo-saxonnes pour ce qui concerne l’école moderne mais la conclusion peut être transposée en partie chez nous.

« Today, most people think of childhood and schooling indelibly entwined.[…]We automatically think of learning as work, which children must be forced to do in special workplaces, schools modeled after factories »

«  Aujourd’hui, la plupart des gens voient l’enfance et l’école à jamais imbriqués […] Nous pensons automatiquement à l’apprentissage comme un travail que les enfant sont forcés d’accomplir dans des endroits dédiés, les écoles, concues d’après les usines. »

« We rarely stop to think about how new and unnatural all this is in the larger context of human evolution and how it emerged from a bleak period in our history that was marked by child labor and beliefs in children innate sinfulness. »
« On s’arrête rarement pour réfléchir sur combien tout ceci est nouveau et artificiel pris dans le contexte plus large de l’évolution humaine et sur comment ceci a emergé au cours d’une periode sombre de notre histoire marquée par le travail des enfants et par la croyance selon laquelle les enfants sont naturellement mauvais. »

Chapitre 5 : « Lessons from Sudbury Valley : Mother Nature can prevail in Modern Times » ou « Leçons tirées de Sudbury Valley : Mère Nature peut prévaloir dans nos temps modernes »

Le fils de l’auteur qui avait de grandes difficultés avec l’école, lui demanda un jour s’il pouvait plutôt aller à la Sudbury Valley School. Il s’agit d’une école démocratique pour enfants de 4 à 19 ans où aucun apprentissage n’est imposé, où les décisions concernant l’école sont prises de manière démocratique et où la voix d’un élève compte autant que celle d’un adulte.

Pour traduire l’esprit de cette école, voici quelques citations du livre :

«  Adults do not control children’s education; children educate themselves.»
« Les adultes ne contrôle pas l’instruction des enfants ; les enfants s’instruisent eux-même. »

«…(adults) are there to ensure students’ safety ; confort those who need comforting ; perform many of the chores needed to keep school running efficiently and legally… ; protect the school from outside infringements ; and serve as ressources for those students who wish to take advantage of their skills, knowledge or thoughts. »
« …Les adultes sont là pour assurer la sécurité des élèves, remplir les tâches necessaires pour faire fonctionner l’école de façon efficace et au niveau légal ; protéger l’école des atteintes exterieures et servir de ressource pour les élèves qui souhaitent profiter de leur compétences, connaissances et reflexions.»

Les enfants sont libres de se déplacer dans l’école, de rester avec qui ils souhaitent et peuvent même sortir de l’école lorsqu’ils le souhaitent.

Bien sûr, l’auteur a eu beaucoup de doutes avant d’ envoyer sont fils dans cette école. Dans le cadre de ses recherches, il décida d’étudier le devenir de ses éleves (2) :

« Those graduates who had pursued higher education (about 75 percent of the total) reported no particular difficulty getting into the schools of their choice or doing well there once admitted. »
« Les anciens élèves qui ont poursuivi des études superieures (environ 75 pourcent du total) n’ont pas mentionné de difficulté particulière pour intégrer les écoles de leur choix ou pour réussir lorsqu’ils y ont été admis. »

« As a group, regardless of whether they had pursued higher education, the graduates were remarkably successful in finding employement that interested them and earned them a living »
« En tant que groupe, indépendamment du fait qu’ils aient poursuivi des études supérieures ou non, les anciens élèves étaient remarquablement bien parvenu à trouver un emploi qui les intéressait et leur permettait de gagner leur vie. »

Conclusion

Ce livre m’a beaucoup interpellée pour une foultitude de raisons mais ce que j’ai beaucoup apprécié , c’est qu’ il démontre que tout ce qu’on pense généralement nécessaire à l’apprentissage (discipline, cohercition, apprentissage de matières obligatoires, notes, devoirs, punitions) n’est absolument pas obligatoire. Au contraire l’apprentissage est quelque chose d’agréable qui demande certes des efforts mais des efforts consentis puisque motivés par le seul désir et le seul intérêt de celui qui apprend..

A l’heure où je dois penser à scolariser ma fille,  je me pose beaucoup de question sur l’école, et ce livre m’a vraiment convaincue qu’une autre école est possible.

Ce livre apporte aussi beaucoup de réponses à mes questionnements et un certain soulagement. En tant qu’enfant, quand on ressent un malaise (anxiété, stress, pour ne citer qu’eux) voire de la souffrance à l’école, on intègre vite l’idée que le problème vient de soi et non de l’institution. Je pense aussi que certains de ces états émotionnels font régulièrement intrusion dans nos vies d’adultes. Je pense au blues du dimanche soir, au stress de la performance ou encore aux sentiments de dévalorisation de soi.

Enfin, il m’a confirmé ce que je ressens au plus profond de moi : il faut faire confiance aux enfants. Ils sont à mon sens  trop largement considérés  comme des êtres incapables, totalement dépendants et qui doivent donc être constamment surveillés jusqu’à un âge avancé. En plus d’etre fatigant pour les parents et adultes, on le voit ici, cette attitude généralisée est complètement délétère et carrément ennuyante pour les enfants.

Ce livre est aussi bien plus riche que les quelques extraits que j’ai cités : il propose aux parents des pistes pour être des « parents confiants », il démontre l’intéret des groupes d’enfants d’âge differents et bien sûr du jeux libre qui, chez nous aussi, est en voie de disparition.

Pour en savoir plus, la conférence TEDx de Peter Gray est disponibles en VO sous-titrée en Français.

(1) the decline of play and rise in children’s mental disorders

(2) Gray, P.and Chanoff, D. (1986). Democratic schooling : what happens to young people who have in charge their own education ? American Journal of Education, 94, 182-213.